Chemins en déshérence

Itinéraire d'un homme qui voudrait être féministe

Féministe ou pro-féministe ?

Publié le 7 Décembre 2014 par SPQR in Mauvaises langues

Est-il possible d'être féministe ? Sans doute. Mais il paraît délicat de délivrer des brevets, de dire qui est féministe ou qui ne l'est pas, qui est bon féministe ou qui ne l'est pas. D’ailleurs, cela n'aurait pas grand intérêt. C’est donc une interrogation qui ne mène à rien. La poser et tenter d’y répondre ne peut que donner l'image d'une mouvance sectaire et ne sert qu’à satisfaire le sentiment de supériorité de certain-e-s (qui se définiront comme les seul-e-s bon-ne-s féministes).

En revanche, est-il possible de se dire féministe ? La question se pose(1).

Pour une femme, le problème n'est pas vraiment présent : à chacune de choisir si elle se définit comme féministe, si elle est d'accord avec l'idée, si elle se reconnaît dans le terme. Encore une fois, personne n'a à décider à sa place si elle est féministe ou non. Le terme reste assez clivant (sans doute pour de mauvaises raisons), reste encore assez souvent une insulte, pour que se déclarer féministe relève d'un choix et représente une épreuve.

Pour autant, la situation n'est pas la même pour un homme, et il y a un véritable cas de conscience à se présenter comme féministe.

 

A la recherche du loup blanc : l'homme féministe.

 

D'abord, pourquoi cela pose-t-il un problème qu'un homme se dise féministe?

La première chose à ne pas oublier est qu'un homme est (à son corps défendant, et sans l'avoir voulu, d'ailleurs) un représentant du genre dominant. En tant que tel, il dispose d'une pléthore d'avantages (qu'il ne voit d'ailleurs même plus, tellement ils lui semblent évidents). Un homme rentrera tard le soir sans crainte d'être agressé et violé, un homme ne souffrira pas de discrimination à l'embauche sous prétexte qu'il pourrait être enceint, etc. (bien entendu, je parle là de la situation générale et majoritaire, et non des cas singuliers, des exceptions que d'aucuns pourraient être tentés d'utiliser pour infirmer ces affirmations).

Autrement dit, un homme n'a pas l'expérience d'être une femme. Cela semble une évidence. Mais cela sous-entend qu'il n'a tout simplement pas l'expérience d'être victime(2) dans un système qui lui bénéficie. Or ce manque d'expérience crée une dissonance entre lui et les femmes : son analyse de la situation risque d'être tronquée car il ne vit pas et donc ne voit pas certaines choses. Si l'on veut, il a une équation sous les yeux, mais il lui manque une inconnue. Et, il convient de le rappeler, sa vision est tronquée, non pas parce qu'il est homme (ce qui serait revenir à un essentialisme considérant que l'homme et la femme sont fondamentalement différents), mais parce qu'il est dominant dans un système inégalitaire (l'abolition de ce système le conduirait donc à pouvoir disposer de cette expérience – ou à abolir cette expérience à la fois pour les hommes et pour les femmes).

 

A partir de ce moment-là, cet homme doit avoir conscience qu'il ne peut pas se permettre certaines choses. Il ne peut pas parler à la place des femmes, car il ne peut pas prétendre avoir vécu la position de dominé dans un système sexiste. Il doit se demander si sa vision, pour vraie qu'elle soit par rapport à sa propre expérience, est véritablement applicable au cas des femmes. Il doit se demander si ce qu'il pense n'est pas biaisé en sa faveur, dans un réflexe involontaire pour garder ses privilèges. En bref, cet homme qui veut sortir d'un système sexiste doit se méfier en permanence de lui-même (dans l'idéal, bien entendu. Se méfier de soi-même et de ses réflexes est épuisant. Chacun de nous a des réflexes sexistes, à cause de notre éducation et de la société dans laquelle nous vivons. Il est vain de demander à quelqu'un d'être un saint – et culpabiliser de ne pas l'être ne fait pas forcément avancer les choses).

 

L'œuf et la poule : l'intention et l'acte (réflexion intra-genre)

 

Bon, tout cela est très bien, mais en quoi est-ce que cela empêche un homme de se dire féministe ? Après tout, le féminisme n'est-il pas une recherche de l'égalité entre hommes et femmes ? En quoi être un homme empêcherait-il de participer à ce beau projet, et donc de se revendiquer féministe ?

Très bonne question. Et, fort heureusement, le féminisme est un projet qui peut (et, à mon sens, doit) être porté à la fois par les hommes et les femmes. Mais il convient de dissocier l'intention et l'acte. En l'occurrence, dans l'intention, chacun peut se dire féministe. Dans l'acte, un homme se doit de suspendre son affirmation, car il ne peut jamais être sûr qu'il agit vraiment en tant que féministe.

 

Pourquoi ? Parce que, pour un homme, se dire féministe, c'est lutter contre ses propres privilèges. Privilèges dont il n'a même pas conscience. A partir de ce moment-là, ses actes doivent toujours être mis en doute. Peut-être sont-ils féministes. Mais peut-être pas, car ils peuvent avoir pour effet la conservation, même inconsciente, certains privilèges, à cause d’une réticence involontaire. L'acte, quand bien même il aurait un effet positif pour la cause des femmes, peut ne pas être féministe : c'est impossible à savoir, car nous ne pouvons pas analyser l'intention et les déterminismes dudit acte. Qui sait si l'acte n'avait pas une toute autre finalité, et si le résultat féministe n'a pas été qu'un résultat collatéral et involontaire ? Donc, le résultat ne suffit pas à dire si un acte est féministe ou non.

L'intention ne suffit pas non plus, car elle ne contrôle pas les conséquences de l'acte en question. Si ce dernier a eu des effets négatifs (par exemple, un homme voulant défendre à tout prix la cause des femmes, finissant par n'écouter plus personne, persuadé qu'il a raison, et donc marginalisant les femmes de son entourage en considérant qu'elles connaissent moins bien la situation que lui), quand bien même l'intention était bonne, il paraît délicat de dire qu'il était féministe.

Mais alors, considérer à la fois l'intention et le résultat permettrait-il de dire que l'acte était féministe ? Non. Non, parce que l'intention de l'autre ne peut pas être connue : dès lors, nous revenons au problème de considérer uniquement l'acte, en ce qui concerne les autres. Et, en ce qui nous concerne, d'un point de vue individuel, non, car il paraît impossible de déterminer tous les remous de notre intention, de dire si elle est débarrassée de tout préjugé sexiste, de toute arrière-pensée servant son intérêt personnel.

 

En bref, il s’agit là d’un problème similaire à celui de l’œuf et de la poule : comment trancher pour savoir qui est apparu en premier, de l’œuf ou de la poule ? Qui peut trancher pour savoir ce qui est le plus important, l’acte ou l’intention ?

Un tel constat pourrait sembler déprimant. Pas du tout. Il ne s'agit là que d'un doute raisonnable, pas d'une condamnation (bien entendu, un homme peut agir de façon féministe. Mais, comme cela se fait peut-être à son corps défendant ou avec des conséquences négatives, il ne peut pas prétendre agir de façon féministe sans prendre le risque de mentir). Ce doute doit juste conduire à une suspension du jugement : dire qu'on a agi de façon féministe serait faire preuve d’empressement dans l’appréciation et peut-être d'erreur.

 

« Sois belle et tais-toi » (réflexion inter-genre)

 

Nous avons vu à quel point il peut être délicat de se déclarer féministe du point de vue des hommes uniquement, car l'intention est toujours suspecte. Mais il est aussi délicat pour un homme de se déclarer féministe s'il veut tout simplement être cohérent avec ses idées.

Etre féministe, c'est donc rechercher une égalité entre hommes et femmes. Autrement dit, cela signifie abolir les systèmes sexistes (dans l'idéal). Pour cela, la femme doit sortir de sa situation de dominée. Etre féministe, c'est donc lutter pour l'émancipation des femmes.

 

Une fois cela posé, quelle peut être la position d'un homme ? Il est pris dans une contradiction, pour une seule et bonne raison : on ne peut pas émanciper quelqu'un d'autre. S'émanciper reste un verbe pronominal : seules les femmes peuvent s'émanciper du système sexiste, car elles en sont les victimes.

En voulant émanciper les femmes à leur place, un homme les traite encore comme des enfants, en essayant de les libérer malgré elles, sans elles. Il en fait des objets, il en fait sa création: d'ailleurs, il fait en sorte qu'elles lui soient redevables de cette émancipation. Il se situe donc toujours dans une position de hiérarchie où il est le dominant.

Ainsi, dans une réunion, disons, militante et féministe, la question de la parole des hommes se pose toujours. En effet, il ne faut pas oublier que le langage est en grande partie phallo-centré(3) : les femmes sont le parent pauvre du langage, qui ne leur accorde qu'une place marginale. Autrement dit, l’appréhension et l’utilisation du langage ne sont pas les mêmes selon le genre. Les hommes risquent alors d'utiliser cela à leur profit, sans même le voir, transformant l'objet de la réunion. De même, ils risquent de se replacer en position centrale, en créant des distorsions dans la conversation (monopolisation de la parole, mise en place d'une censure tacite, etc.). En fait, même avec la meilleure volonté du monde, le risque est de faire passer un message sexiste : « sois belle et tais-toi ; je sais ce qui est bon pour toi, laisse-moi faire ».

 

Afin d'être cohérents, les hommes doivent donc considérer qu'il vaut mieux pour eux éviter de se proclamer féministes, afin de ne pas gêner le processus d'émancipation des femmes, par les femmes, pour les femmes. Ils sont essentiellement des compagnons de route d'une lutte qui se fait contre leurs privilèges.

 

Pour résumer, par prudence, tant du point de vue intra-genre que du point de vue inter-genre, il vaut mieux une suspension du jugement sur les actes des hommes. C'est essentiellement une question de prudence. Mais cette prudence conduit à se méfier de l'utilisation du terme « féministe » pour les hommes.

 

Un homme pro-féministe : les herbes entourant l'oasis

 

Mais alors, comment appeler les hommes qui, pleins de bonne volonté, entendent soutenir le processus d'émancipation des femmes ? Le terme existe, et n’est pas neuf : « pro-féministe ». Il permet en même temps de marquer son appartenance à la mouvance féministe tout en reconnaissant n’être qu’une force d’appoint. Les hommes n’ont pas à être les forces vives du mouvement féministe : le plus dur là-dedans étant sans doute de le reconnaître et de l’accepter. En effet, cela crée une contradiction : la construction du rôle masculin passe par la création d’un réflexe d’activité. Un homme est vu comme étant et devant être actif. Dès lors, reconnaître qu’il vaut mieux être passif dans un mouvement féministe, et accepter cette situation, cette relégation au second plan, est difficile, puisque pour cela, il faut lutter contre le réflexe qui conduit à se mettre en avant. En bref, si les femmes sont les arbres de l’oasis féministe, les hommes sont les herbes à la lisière.

 

Comment un double niveau de langage vient infirmer une belle construction théorique

 

Tout cela est très bien, et satisfaisant d’un point de vue théorique, mais fait l’impasse sur une réalité : le mouvement féministe n’est pas qu’un mouvement théorique. C’est aussi un mouvement politique et militant. Il vise à la transformation des mentalités et des structures sociales.

Or cette distinction entre féministe et pro-féministe relève d’un niveau de langage avant tout théorique. Elle est utile au sein de cercles déjà sensibilisés à la question du féminisme.

 

Au contraire, d’un point de vue militant, le terme même de féminisme est discrédité. Lorsque l’on voit des femmes qui disent qu’il n’y a plus besoin de féminisme, on peut se demander où est l’erreur. Peut-être qu’effectivement, les mouvements féministes ont fait quelques erreurs de communication. Peut-être la scène médiatique a-t-elle été occupée par des groupes qui ont pu donner du féminisme l’image d’une mouvance sectaire, dissimulant le fait qu’il n’y a pas un, mais des féminismes.

Quoi qu’il en soit, se revendiquer féminisme est devenu difficile. C’est même parfois une insulte. Une des premières tâches que certains peuvent se donner, à mon sens, est donc de réhabiliter le terme, afin de faciliter la prise de décisions en son nom(4).

Or il ne faut pas oublier que le public auquel s’adresse le message féministe est sexiste. Par-là même, il accorde plus de légitimité à la parole masculine. Autrement dit (et malheureusement), il sera plus rassuré si c’est un homme qui tient un discours féministe (cela évitera les habituels : « oh, ce sont juste des filles hystériques qui viennent geindre et qui ne voient pas que le féminisme est un combat du passé » – je caricature à peine).

 

 

La mauvaise conscience des hommes pro-féministes

 

Il y a donc un double niveau de langage à avoir. Dans un premier temps, dans une perspective militante, si cela peut conduire à une plus grande acceptation du terme, mieux vaut pour les hommes se présenter comme féministes, même si ce n’est pas exact sur un plan formel.

Bien entendu, cela suppose que l’efficacité est supérieure au principe. Le choix peut paraître discutable. Mais je ne vois pas l’utilité d’un principe pur qui est incapable de faire avancer les choses. Il serait mieux d’être un parfait pro-féministe et d’agir en tant que tel, oui : mais à vouloir être pur, on devient facilement intolérant et inefficace. Mieux vaut avancer par petits pas en se salissant les mains que de rêver au grand bond tout en ne bougeant pas.

Cela ne peut que donner mauvaise conscience, à la fois parce que l’on sait que ce qu’on dit n’est pas vraiment exact, mais aussi parce qu’on utilise des principes que l’on rejette (en l’occurrence, l’idée que la parole des hommes doit être prédominante). C’est vrai. C’est un prix à payer. Certains l’acceptent, d’autres non.

 

Fort heureusement, tout cela n’est qu’une première étape. L’idée est de sensibiliser assez le public pour pouvoir passer au deuxième niveau de langage, plus théorique, où la distinction claire entre féministe et pro-féministe peut être abordée. Mais pour en arriver là, il faut auparavant se salir les mains.

 

 

 

(1) Ou, si l'on préfère, il convient d'analyser ici le discours et non l'être. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas juger l'être : qui pourrait dire « cette personne, là, se comporte ainsi car elle pense ainsi, et se comporte bien » ? Personne – à moins de faire preuve d'un certain égocentrisme et de juger les autres uniquement à l'aune de ses propres valeurs (ce qui ne nous empêche d'ailleurs pas d'agir ainsi dans notre vie quotidienne). En revanche, nous pouvons analyser et critiquer le discours, en tant qu'il est porteur d'une vision du monde (ainsi, si nous prenons deux visions du monde : une vision féministe, occidentale, assez récente ; et une vision tirée de la Grèce du Vème siècle avant notre ère. Dire « la femme est l'égale de l'homme » relève de la première vision du monde et s'oppose radicalement à la deuxième). Or cette vision du monde, en passant par le langage, diffuse une vérité (l'énoncé « la femme est l'égale de l'homme » se présente en effet comme une vérité intemporelle – cela ne signifie pas qu'elle l'est en soi, cela signifie que je la présente comme telle, car je pense effectivement qu'elle est intemporelle, ce qui est différent. En tout cas, dans le cadre d'une vision du monde féministe, elle se présente a priori comme intemporelle). En cela, ladite vision a une influence : elle transforme la vision des gens, leurs comportements, leurs actes (dire « la femme est substantiellement différente de l'homme » peut me conduire à avoir des jugements et des actes sexistes, comme légitimer le fait qu'elle gagne moins que l'homme à poste, diplôme et compétences égaux). Mais elle peut ainsi être analysée, disséquée, critiquée: car ce qui est présenté comme une vérité peut reposer sur des fondements bancals (comme, à mon sens, une vision du monde sexiste, opposant irréductiblement l'homme et la femme au nom, par exemple, d'une complémentarité). En ce sens, analyser le discours et non l'être a, à mon avis, une plus grande légitimité, puisqu'il s'agit de parler à la raison et non à l'identité.

 

Dans la continuité, critiquer le discours et non l'être permet d'avoir une discussion plus suivie. Cela n'étonnera personne que quelqu'un s'énerve et coupe court à la discussion quand on lui assène : « Tu es un sale sexiste et tu devrais avoir honte ». En revanche, dire : « je pense que quand tu dis que la femme devrait s'habiller de façon plus décente pour éviter d'être violée, il y a un biais sexiste à cause de telle, telle et telle choses. » a peut-être une chance d'être entendu. Cela ne remet pas nécessairement en cause l'identité de l'interlocuteur, donc cela peut lui éviter de se braquer.

 

(2) Je ne prétends pas que les hommes ne souffrent pas de leur position dans un système sexiste. Les injonctions qui pèsent sur les épaules des dominants ne sont pas forcément faciles à vivre. Mais il ne s'agit là que de problèmes intra-genre : s'ils sont victimes, c'est par rapport à d'autres hommes, par rapport à des idéaux réservés aux hommes. Dans un rapport inter-genre, c'est-à-dire en relation avec des femmes, ils conservent une position de privilégié, de dominant (du moins dans une perspective sociale. Il serait absurde d'en faire une loi universelle : encore une fois, des situations particulières – et marginales – peuvent exister où cette affirmation ne se vérifie pas).

 

(3) Encore une affirmation un peu courte, j'en ai conscience. Dans sa formulation lapidaire, elle peut choquer. Je tenterai de développer ce point un jour (ou de trouver un lien satisfaisant sur la question).

 

(4) L’on pourrait m’objecter que peu importe le nom, tant que les actes sont là : pourquoi s’accrocher au terme « féminisme » ? Abandonnons-le et pendant que certains ergotent, agissons concrètement via des actes féministes. J’entends l’objection. Mais je pense qu’elle fait fi d’une dimension du langage : la dimension performative. Autrement dit, les mots ont un pouvoir. Ainsi, agir au nom de l’égalité ou au nom de la liberté n’est pas la même chose, même si le résultat paraît semblable. Le choix du terme crée une connotation, une histoire différente.

Par exemple, et très schématiquement (l’exemple étant fictif), créer une scolarité obligatoire peut se faire au nom de l’égalité (tous les hommes ont le droit d’être éduqués parce que nul n’a à être en-dessous des autres) comme au nom de la liberté (tous les hommes ont le droit d’être éduqués car cela augmente la liberté et les potentialités de chacun). L’acte est le même : l’argumentation autour, les raisons, l’histoire, les luttes sont totalement différents.

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